Entretien avec Mathias Auclair, directeur du département Musique de la Bibliothèque nationale de France.
Captation Radio France
Le Festival Radio France Montpellier Occitanie qui se tiendra du 8 au 20 juillet 2024 inscrit à son programme le 9 juillet prochain, la création mondiale d’une œuvre inédite de Maurice Ravel. On croyait tout connaître sur le compositeur du célèbre Boléro et pourtant, un manuscrit d’une œuvre inédite était passé inaperçu. Amants qui suivez le chemin, pour petit orchestre et chœur mixte à quatre voix sera entendu pour la toute première fois au Corum/Opéra Berlioz.
Inconnu des biographes du compositeur et mentionné dans aucun catalogue d’œuvres, le manuscrit a été découvert par une librairie parisienne spécialisée dans les autographes. Il a été acquis par un particulier en 2000, lors d’une vente publique organisée à Drouot. Noyée au milieu « de dizaines de manuscrits du compositeur », la partition n’aurait attiré l’attention de personne et son existence aurait ensuite été tenue secrète pendant plus de vingt ans. En septembre 2023, une librairie parisienne spécialisée dans les autographes achète à son tour le manuscrit et le propose à la vente : elle découvre alors qu’il est inconnu des biographes du compositeur et mentionné dans aucun catalogue. Si cet inédit de dix-huit pages n’est pas signé, Ravel y a néanmoins inscrit son monogramme à deux reprises. La partition a rejoint, à la Bibliothèque nationale de France, les quelque 50.000 manuscrits et autographes du département de la Musique.
Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette découverte, son mode d’authentification et le rôle de la BNF tout au long de ce processus ?
Le Festival Radio France de Montpellier va donner un inédit de Maurice Ravel en création mondiale. C’est tout à fait exceptionnel et cette création mondiale s’appuie sur la découverte d’un manuscrit autographe qui est celui de Amants qui suivez le chemin, une pièce totalement inconnue des spécialistes de Maurice Ravel. Absente des catalogues de l’œuvre ainsi que de la correspondance de Maurice Ravel qui a récemment été éditée, la BNF a eu la chance de découvrir cette œuvre dans un catalogue de libraires. Nous scrutons les catalogues de ventes, de libraires, et un certain nombre de collectionneurs et de compositeurs viennent vers nous, en nous proposant des manuscrits, des collections… et ici, un peu fortuitement, ce manuscrit nous est apparu. Il nous a semblé très important que ce manuscrit entre dans les collections nationales, du fait de son importance et de son caractère inédit. Non seulement nous en avons fait l’acquisition, mais nous avons aussi réussi grâce à Radio France avec laquelle nous travaillons en partenariat depuis quelques années à ce que cette œuvre soit donnée assez rapidement, ainsi lors de ce festival de Radio France à Montpellier.
Pouvez-vous nous présenter vos principales missions et les enjeux actuels du département de la musique de la BNF ?
La bibliothèque nationale de France a un département de la musique depuis 1942, mais elle a des collections musicales de manière très ancienne. On date l’entrée des premières collections musicales importantes du premier quart du XVIIIème siècle. Il y a donc une sorte de département de la musique qui ne dit pas son nom depuis 1725. Le département de la musique a donc été officiellement formé en 1942, par la réunion de la bibliothèque de l’opéra et de la bibliothèque du conservatoire à la bibliothèque nationale et pour former un ensemble musical cohérent à la disposition des musicologues. Finalement, cette création a induit les premières missions du département de la musique tournées vers la musicologie, ainsi que vers la collecte de sources importantes sur la création et sur la vie musicale en France. Comme la musique est universelle, les collections du département de la musique sont elles aussi universelles. Il y a d’importants manuscrits de Mozart, de Beethoven, de Schumann, de Schubert dans les collections de la bibliothèque nationale. Aujourd’hui, nous avons gardé cette mission essentielle autour des sources, mais avec la volonté de l’étendre à d’autres domaines de la création musicale, telles que la musique “immédiatement” contemporaine, avec cette idée qu’un bon compositeur n’est pas forcément un compositeur mort et que la bibliothèque nationale peut avoir une relation avec les compositeurs vivants sans pour autant les panthéoniser ou les valider.
La mission de conservation de la bibliothèque nationale s’étend aussi au patrimoine contemporain et à d’autres formes de musique que les formes “savantes”, l’idée étant que la musique dialogue à la bibliothèque nationale comme elle dialogue dans la vie et que, finalement, les différents courants de la musique soient représentés à la bibliothèque nationale comme ils sont représentés dans le monde actuel.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le texte d’Armand Silvestre et l’écriture de Ravel dans cet inédit ?
Amants qui suivez le chemin est une œuvre de jeunesse de Maurice Ravel, qui aurait été composée entre 1900 et 1905, la période où Ravel passe le prix de Rome et où il s’exerce à la composition type de ce prix qui est la cantate; une œuvre pour chœur et orchestre. Cet inédit en est une. Ravel ne composera d’ailleurs plus de cantate après 1905: cela signe vraiment un moment particulier de sa vie et de sa période créative.
Un autre élément peut nous permettre d’affiner un petit peu la fourchette de datation. Il y a un passage bouche fermée dans cette œuvre assez curieux qui peut faire penser à ce qu’a proposé Debussy dans Sirènes qui a été créée en 1902. On sait que Ravel a beaucoup aimé cette œuvre et l’a transcrite pour deux pianos, donc nous pouvons imaginer une petite influence debussyste sur Ravel dans cette œuvre et ainsi proposer une fourchette de datation qui serait entre 1902 et 1905.
Le texte est d’Armand Silvestre, et nous paraît aujourd’hui quelque peu daté. On peut dire d’ailleurs que la poésie d’Armand Silvestre est datée de manière un peu plus générale. Dans le cas de Fauré par exemple, qui l’a beaucoup mis en musique, on apprécie surtout la musique de Fauré et peut-être un peu moins le texte des mélodies…
Quant à la musique de Ravel, on est dans sa période de jeunesse. On attend avec impatience de l’entendre à Montpellier pour se faire une idée plus précise de cette musique, mais on voit malgré tout qu’il est très bien composé pour un orchestre réduit donc nous ne sommes pas dans les grands effets de la musique orchestrale de Ravel, de la maturité. Cependant, nous pouvons espérer quand même ce style français très caractéristique du début du siècle et attendre quelques trouvailles ravéliennes qui feront que, sans aucun doute, cette œuvre aura son public et sera reprise, on l’espère, par d’autres ensembles à la suite de cette création à Montpellier.
Le manuscrit a été identifié par l’expert qui l’a proposé à la vente. Nous pourrions nous suffire de cette expertise puisque cet expert a pignon sur rue et est reconnu dans le monde des experts. L’authenticité de ce manuscrit est d’abord attestée par son écriture qui est assez caractéristique du jeune Ravel : une écriture encore appliquée, mais qui n’est pas celle des manuscrits de la maturité comme celles du Boléro et de La Valse que nous conservons ici à la Bibliothèque nationale. Également, cette utilisation à la fois du crayon de papier et de l’encre : il se trouve qu’ici, Ravel les superpose. Nous savons par ailleurs que Ravel a fait des manuscrits au crayon qui sont plutôt des manuscrits préparatoires, et des manuscrits à l’encre définitifs, souvent destinés aux éditeurs.
Ce qu’on voit précisément dans ces manuscrits de Ravel -dans celui-ci comme dans ceux de la maturité- c’est ce goût esthétique pour le manuscrit. Il y a d’ailleurs un peu la même chose chez Debussy, mais on a cette image d’un Ravel très propre sur lui, toujours tiré à quatre épingles. C’est un peu cela qu’on voit dans les manuscrits de Ravel. Il y a cette personnalité très rigoureuse, très à la recherche de l’esthétique aussi -il ne faut jamais oublier qu’on est dans un bain de japonisme, de ce goût pour des compositions très simples, très cadrées- et on retrouve aussi un peu cela dans ces manuscrits de Ravel. C’est d’ailleurs ce qui est passionnant dans les manuscrits musicaux, comme dans certains manuscrits littéraires : c’est que la personnalité du compositeur se paraît au-delà de toutes les informations que donne le manuscrit sur la jeunesse de l’œuvre. Et Dieu sait que ce manuscrit est intéressant puisque ce n’est pas une mise honnête, comme on dit, mais vraiment un manuscrit de travail avec des phases compositionnelles, des grattages, et des passages au crayon effacés. Ainsi, ce manuscrit, lorsqu'il aura été inspecté et examiné par les spécialistes de Maurice Ravel, révélera sans doute toute une série de données sur le Ravel des années 1900-1905. C’est ce qui nous stimule aujourd’hui : de nous dire qu’en 2024, alors que l’on pense que tout a été écrit sur Maurice Ravel et que l’on connaît déjà tout sur ce compositeur, peut apparaître comme cela en vente dans un catalogue de libraires un nouveau manuscrit, une nouvelle œuvre qui peut-être demain sera jouée aux quatre coins du monde.