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Hèctor Parra - « La mort i la primavera »

Hèctor Parra - « La mort i la primavera »

Le 23 janvier à Porto, puis le 26 janvier à Paris, Hèctor Parra présente une création qui engage les ensembles intercontemporain et Remix dans une décharge d’énergie inspirée des figures ataviques rencontrées dans les livres de Mercè Rodoreda, la grande dame des lettres catalanes. Voici quelques mots ainsi qu'un entretien avec le compositeur à propos de sa nouvelle œuvre

Avec cet œuvre pour deux ensembles et deux chefs, je souhaite faire vivre à l'auditeur les expériences que le protagoniste-narrateur nous raconte à la première personne dans l'œuvre posthume de Mercè Rodoreda, « La mort et le printemps ». Inachevé mais pas incomplet, c'est un roman plein de beauté et de poésie, mais en même temps immergé dans la violence, la tristesse et le désespoir. C'est l'histoire d'un garçon de quatorze ans qui vit avec son père et sa belle-mère et nous raconte sa vie quotidienne au village –une société absolument cruelle qui essaie d'anéantir le désir, qui met du ciment dans la bouche des mourants, et qu'en vertu de certaines légendes et mythes fondateurs, autorise les sacrifices humains. Par une prose d'une grande pureté, Rodoreda forge un texte puissant et suffocant comme peu d'autres. Une poésie sans fin, pleine d'images étonnantes qui nous donnent le sentiment incroyable d’être le premier habitant d'un monde vierge et qu’on découvre de la main de cet adolescent pour qui tout est nouveau : des plus belles choses de la nature (l'eau qui jaillit d'une source naturelle, la naissance d'un papillon) aux pires atrocités que l'espèce humaine est capable de commettre –à la fois dans les rapports sexuels et dans les rapports sociaux, toujours guidés par des mythes fondateurs qui se transforment en lois absolument cruelles, absurdes et arbitraires – mais que, paradoxalement, tout le monde respecte. Le désir est le grand danger, le pire ennemi pour les gens du village. Ses habitants mettent tout en œuvre pour l'anéantir, dès la plus tendre enfance à l'âge adulte. Ainsi, de la relation fascinante et terrible que l'adolescent entretient avec sa jeune belle-mère en jaillit un bel érotisme mais aussi une cruauté perfide. De cette interaction, ils tirent tous les deux une force et un désir de liberté qui les amènent, sans même se le proposer, à violer, l'un après l'autre, toutes les règles en vigueur. Avec leurs fréquentations incestueuses, défiant les lois du village, ils dégradent tous les actes rituels établis. Comme deux séditieux inconscients poussés par le désir érotique, leur révolte n'a rien d’une révolte idéologique, elle est simplement motivée par le désir sexuel. Mais en même temps, la sexualité les conduit à une extrême solitude –en tant qu’expression tragique de la condition humaine.

Que pouvez-vous faire avec deux orchestres que vous ne pourriez faire avec un seul ?

C’est toute une fresque. J’ai prévu quatorze tableaux d’une à trois minutes, six qui vont être dirigés par deux chefs et huit par un seul chef. C’est comme un ballet imaginaire inspiré par une histoire pleine de beauté et de poésie, mais en même temps très sombre, violente et baignée de désespoir. Je suis parti de l'œuvre posthume de Mercè Rodoreda, La mort et le printemps. C'est l'histoire d'un garçon de quatorze ans qui vit avec son père et sa jeune belle-mère, et de sa vie quotidienne au village – une société brutale et cruelle qui essaie par tous les moyens d'anéantir le désir et qui, en vertu de certaines légendes et mythes fondateurs absurdes, autorise des sacrifices humains : chaque printemps, un jeune villageois se voit jeté dans le fleuve pour qu’il s’assure que le village, qui est construit sur l’eau, tient et ne sera pas emporté par le courant. S'il a la chance de ne pas mourir, les roches tranchantes comme des couteaux sur lesquels le village a été construit lui détruisent le visage à vie…

Et comment les deux ensembles se répartissent la charge de l’histoire ?

Tout ce qui va se passer va tenir dans les mouvements du son dans l’espace, les réponses musicales, les échos. À l’image du fleuve de ce village, on aura un flux permanent d'énergie qui circulera de la droite à la gauche du public, de la harpe au piano, des percussions de l'EIC à celles de Remix. Ce sont surtout les cordes et les bois qui vont s’ancrer frontalement avec un discours disruptif et individuel. Je travaille avec l’idée de sédition. Ces instruments sont séditieux au sens où ils vont essayer de couper, de contredire ce flux permanent et oppressif...

Mais ce flux d'énergie, c’est ce qui menace la disparition du désir ou ce qui permet de résister à la menace ?

Il s'agit d'une menace, mais c’est aussi une allégorie du flux de l’existence. C’est très héraclitéen. Le fleuve comme la vie, la vie tragique. La mort et le printemps est un roman qui réfléchit au fait que l’être humain est l’animal le plus enclin à faire de la vie un véritable enfer, à se torturer l’existence jusqu’à l’inimaginable. Les jeunes protagonistes vont surtout être incarnés par certains bois, qui vont développer des structures musicales asymétriques, complètement libres, d'un lyrisme exacerbé. Ma musique est complètement méditerranéenne, et même si elle est souvent très architecturée, elle reste chantante.

Comment comptez-vous réussir à faire ce que vous n’avez pas encore réussi dans les œuvres précédentes ?

Mon but est de suggérer au public un mouvement, une danse imaginaire des corps. Des corps qui errent dans un espace enfermé, presque concentrationnaire. C’est pourquoi j’ai choisi Mercè Rodoreda. C’est la première espagnole, avec son conte Nit i boira à avoir écrit sur le système concentrationnaire nazi, dès 1946, très tôt ! Elle a vécu la guerre civile espagnole, mais aussi la Deuxième Guerre mondiale, de son exil en France. Dans La mort et le printemps, l’adolescent découvre que son père va se suicider parce qu’il veut éviter qu’on le tue. Dans ce village, tous les mourants sont enfermés dans un arbre, la bouche remplie de ciment rose jusqu'à la suffocation. Quelque temps après la mort de son père, l’adolescent se marie avec sa jeune belle-mère. Dans ce jeu incestueux, ils brisent tous les rituels du village, ils détruisent ensemble le cimetière d’arbres, les pinceaux roses avec lesquels les villageois peignent toutes les maisons chaque printemps… Peu après, le village entre dans une espèce de guerre civile et le jeune protagoniste est finalement condamné à se sacrifier sous le fleuve. À ce moment-là, les deux chefs vont extraire une polyphonie terrible. Mais, dans le même temps, il y a une formidable description de la beauté de la nature, de ses couleurs et odeurs : dans les fleurs, les arbres, les papillons...

Vous avez choisi l’histoire parfaite pour avoir une écriture musicale à la fois sombre et colorée.

Oui, tragique et lyrique à la fois. J’essaye de trouver une forme, comme un tronc d’arbre avec ses branches. C’est le tragique de la vie, mais la tragique beauté de la vie. Quand on pense aux animaux sauvages, on imagine un faucon qui vole et qui chasse de façon admirable et qui, à son tour, quand il va mourir, ne sera pas tranquillement dans un lit, entouré de sa famille, mais plutôt dévoré par d’autres animaux. La mort des animaux sauvages est atroce, tout comme dans les sociétés humaines plus primitives. C’est l’humanisation et le développement d’une culture avancée qui attendrit l’existence.

Est-ce à dire que vous cherchez, en musique, un langage qui n’est pas exactement le vôtre ?

C’est ça. Je vais essayer de trouver un langage musical proche de Rodoreda, mais je n’imagine pas de voix dans cette pièce. Ce sont plutôt des corps sans voix qui vivent une expérience tragique d’une existence non encore corrompue par le langage. En ce sens, c’est très « Pasolinien » : le langage du corps en opposition au langage des mots. Des corps sans langue… Je conçois souvent la polyphonie comme des muscles plutôt que des lignes. Ce sont des muscles/gestes composés de plusieurs tissus/textures, qui activent et propulsent le discours musical.

Et ces deux muscles, est-ce qu’ils s’étirent en même temps ou est-ce qu’ils alternent leurs efforts ?

Ils sont interdépendants, mais ils auront des tempos différents. Je vais essayer de faire des frictions d’agogiques en même temps que des frictions texturales. Les deux chefs vont avoir un discours vraiment imbriqué, qui frictionne ces deux muscles. Les os et les tendons qui attachent les muscles, ce sera la pièce en soi. L'homme de Rodoreda est très proche de ces êtres paléolithiques, nomades, qui vivaient une vie intégrée dans la nature. C’est cette beauté atavique que j’aimerais transporter dans la salle de la Cité de la musique.

                                                                                           

 

Hèctor Parra - La mort i la primavera
Quatorze tableaux pour un ballet imaginaire d'après le roman éponyme inachevé de Mercè Rodoreda
pour deux ensembles et deux chefs
Création mondiale : 23 janvier 2022 - Casa da Música (Porto)
Création française : 26 janvier 2022 - Philharmonie de Paris
Ensemble intercontemporain
Remix ensemble
Peter Rundel, direction
Lucie Leguay, direction

 

 
 
 
 
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