Comme chaque année, le Festival Musica à Strasbourg propose dans son édition 2018 une programmation riche en talents et expériences variés. Parmi les nombreux compositeurs présentés ce mois de septembre, on retrouvera avec plaisir Claude Debussy, Giacinto Scelsi, George Aperghis ou encore François-Bernard Mâche, une figure à redécouvrir d'urgence. Le Festival s'honore également d'un engagement authentique pour la création avec deux commandes à des jeunes artistes de nos catalogues : François Meïmoun et Francisco Alvarado.
François Meïmoun : Quatuor V - Le Livre des Songes
"Depuis les premières heures de la tradition musicale savante occidentale, l’écriture s’attache aux possibilités de restitution des souvenirs et des réminiscences. Le principe même de l’écriture et la traçabilité concrète des idées et des évènements sur une partition le permet avantageusement et les compositeurs n’ont pas tardé pas à exploiter ces nouveaux profits. Depuis le moyen-âge et jusqu’à nos jours, la question du souvenir et de la réminiscence s’affine au fur et à mesure de la maturation et de la définition des grandes formes musicales occidentales. Du XVIe au XVIIIe siècle, toutes les grandes formes dont nous héritons se fondent sur les principes de mémoires : la fugue, le rondo, le thème et variations, la forme sonate… Les formes faites de retours et de souvenirs auraient pu offrir aux compositeurs le meilleur accès à la mise en musique du rêve. Et pourtant, le rêve n’était pas la première priorité des musiciens classiques. Au XVIIIe siècle, on relate les grandes fresques historiques, les textes sacrés ou quelques farces et divertissements. Les pages classiques consacrées aux rêves sont davantage des lamentations ou des plaintes qu’une mise en musique des rouages secrets et des mécanismes des songes du jour et de la nuit. Les formes du souvenir, rondo ou sonate, servent d’abord à exprimer les intrigues des opéras du moment. Les musiciens du XIXe siècle s’attachent les premiers à explorer le rêve pour lui-même. Aussi, les formes classiques s’élargissent, se disloquent et se confondent. La mise en musique du songe ne semble souffrir d’aucune convention. Les poètes et les compositeurs romantiques inventent de nouvelles formes. Et alors que Freud publie sa monumentale Interprétation des rêves, Schönberg plonge dans le cauchemar d’Erwartung. La terreur du cauchemar, feinte ou exacerbée, est au centre des musiques émancipées de la tonalité classique. Mais quelle part de cauchemar contient tout rêve ? Où le rêve commence-t-il et jusqu’où se joue-t-il du réel ? La vie n’est-elle qu’un songe et le réel est-il plus immatériel encore que le filtre résiduel du rêve ? Les poètes et les philosophes ont plongé au cœur de ces inquiétudes plus que les musiciens. La substance des musiciens est-elle trop immatérielle pour risquer de se dissoudre à l’approche des songes ? Edgard Poe, mieux connu pour ses contes que pour ses poèmes, a soulevé la part de doute qui surgit du rêve. Et ici, dans ce Quatuor à cordes, les formes anciennes, la fugue et le thème varié, sont là pour servir cet écueil, l’interroger et le confronter à nos certitudes qui départagent toujours le réel du rêve. Le thème et variation classique propose une succession de visages d’une mélodie première. Ici, une seconde variation se superpose à une première variation qui continue de se déployer. Ni fin, ni commencement : Machaut et Berg nous ont dit que la musique, décidemment, ne s’ouvre ni ne se ferme. Elle se déploie et s’achemine. Elle veut trouver, comme le rêve, avec le rêve, des points de chutes et d’élans. "
François Meïmoun
Francisco Alvarado : corps et ombre ensemble s’engloutissent
« ... que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent … »
Tirée des « textes pour ne rien dire » de Samuel Beckett, la citation « corps et ombre ensemble s’engloutissent » m’a servi comme inspiration pour établir un type de relation corps/ombre, à trois niveaux distincts dans cette pièce. La relation entre le contrebassiste et sa contrebasse, entre l’instrument soliste et l’ensemble et entre le son de la contrebasse et la construction du matériau musical à travers lui.
Ce qui m’a intéressé d’abord dans cette image Beckettienne est que l’ombre cesse d’être un simple reflet du corps, condamnée à suivre chaque geste qui l’est dictée. En s’engloutissant, ils se retrouvent au même niveau et cherchent à s’annuler réciproquement, « versant dans le vide ».
J’ai mis à l’œuvre cette idée notamment dans l’élaboration du matériau musical. On pourrait dire que la contrebasse est le corps. En effet, j’ai commencé par composer la ligne de la contrebasse et par faire des analyses spectrales (en me servant des outils informatiques) des sons qui la composent. J’ai pu extraire donc des notes, des champs harmoniques, des rythmes, enfin, un très riche réservoir musical pour écrire ensuite la partie de l’ensemble (l’ombre). Cependant, au cours de l’œuvre, l’ensemble s’émancipera et proposera de nouvelles sonorités qui seront reprises par la contrebasse, alternant les rôles au fur et à mesure. Cette ambigüité concernant la source se constatera dès le début de la pièce, qui commence par une proposition faite par l’ensemble, qu’on pourrait considérer comme le « corps », mais qui est en réalité composée à partir des sons que la contrebasse produira par la suite, dans une sorte de conséquence anticipée.
L’idée de corps/ombre est aussi présente dans la gestion de la densité instrumentale dans les moments solistes, d’ensemble et de tutti. Si bien la contrebasse est clairement présentée comme soliste, elle est souvent doublée délicatement par d’autres instruments. Elle se fondra par des moments dans l’ensemble ou elle jouera carrément comme si elle était l’ombre d’un autre instrument.
Finalement le rapport corps/ombre, peut-être, le plus concret, est celui du corps même du contrebassiste et de son instrument. En réalité, on a l’impression de voir deux corps qui dansent. Si bien l’instrumentiste manie la contrebasse, cette dernière, étant des grandes dimensions, impose aussi son rythme, une cadence, une inertie du son.
Dans le déroulement de cette chorégraphie implicite on pourrait donc se poser la question : Qui est le corps, qui est l’ombre ? Et finalement, qui engloutie qui ? …
Francisco Alvarado
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